Plan de relance : encore trop peu, mais pas trop tard pour le fret ferroviaire
#I4CE_Invite
Le ferroviaire semble en bonne place dans le plan de relance du gouvernement, avec 4,7 milliards d’euros alloués au rail. Mais le fret ferroviaire ne bénéficie pour l’heure que d’environ 200 millions d’euros spécifiquement fléchés, le reste allant à la modernisation et mise en sécurité du réseau ou au maintien de petites lignes. I4CE a invité Patrice Geoffron, Professeur à l’université Dauphine-PSL, à analyser le volet ferroviaire du plan de relance, en se concentrant sur le fret, parent pauvre du rail depuis des décennies.
Le paradoxe français
Le fret ferroviaire en France peine à sortir du marasme : la part du rail dans le transport de marchandises avoisine les 9%, bien loin derrière la route (90%), le solde étant assuré via les fleuves et canaux. Ce chiffre était de 40% au début des années 1970 ! En Suisse la part modale du fret ferroviaire est actuellement de 34 %, de 32 % en Autriche ou 18% en Allemagne.
La plupart de nos voisins ayant des systèmes électriques nettement plus carbonés qu’en France, il y a un « paradoxe » à observer cette érosion du fret ferroviaire au fil des décennies, jamais inversée malgré plusieurs plans de relance dédiés. Le large recours à une électricité décarbonée, avec une part minime des volumes étant tractés par des motrices diesel, permet au rail d’émettre 8 fois moins de particules que la route et 9 fois moins de CO2 par tonne-kilomètre.
Pour mettre un terme à ce paradoxe, la France va devoir intensifier son soutien public au fret ferroviaire, comme le font les pays plus performants (cf. figure ci-dessous). Si ce soutien dépend également des règles en vigueur sur la route, l’augmentation forte de la part modale du fret ferroviaire nécessitera avant tout un effort financier considérable.
Part modale du transport ferroviaire de marchandises (TFM) et soutien public (2018)
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De lourds investissements à réaliser…
Au-delà des plateformes multimodales pour acheminer les marchandises jusqu’aux métropoles, que les 150 citoyens de la Convention avaient préconisé, la renaissance du fret nécessite aussi l’adaptation massive du réseau (voies de service, triages et caténaires, mises au gabarit des ouvrages d’art pour accueillir des trains longs et lourds, …) et surtout la désaturation des nœuds ferroviaires avec le contournement de différentes métropoles (Lyon, Lille et Paris). Ces efforts de « génie civil » devront être complétés d’une indispensable transition numérique dans la décennie : market places digitales, information en temps réel, maintenance prédictive, trains autonomes peut-être, …
Quel est l’effort financier nécessaire ? Pour doubler la part modale du fret ferroviaire d’ici 2030, et mettre un terme à ce paradoxe français, la filière regroupée dans l’Alliance 4F (Fret Ferroviaire Français du Futur) estime l’effort à environ 15 milliards d’euros, dont une partie est susceptible d’être prise en charge dans le cadre du Green Deal européen.
.. et qui se justifient au regard des co-bénéfices socio-économiques et environnementaux
Face à un effort aussi considérable – dans une période où de nombreux secteurs d’activité appellent des soutiens – il est indispensable de prendre en compte tous les effets d’un euro engagé. Très généralement, en période de crise économique, les leviers en termes d’emplois sont privilégiés : représentant aujourd’hui 22 000 emplois, la croissance du fret contribuerait à la dynamique de la filière ferroviaire (opérateurs de fret mais aussi constructeurs d’équipements ferroviaires et entreprises de travaux ferroviaires), avec un ancrage local fort. Par ailleurs, elle ne dégraderait pas nécessairement l’emploi dans le secteur routier français, en créant de nouveaux besoins de pré- et post-acheminement (moins soumis à la concurrence internationale). En tout état de cause, compte tenu des anticipations de trafic (+2%/an d’ici 2030), un doublement de la part modale du fret ferroviaire consiste seulement à orienter vers le rail 2/3 de la croissance future, et 1/3 environ vers la route. Et, a contrario, la poursuite d’une stagnation du ferroviaire se traduirait par plus de congestion sur la route et des coûts additionnels d’infrastructure dans ce domaine.
Une étude commanditée par l’Alliance 4F (et réalisée par P.Geoffron et B.Thirion) propose d’aller au-delà de ces observations en estimant les coûts externes susceptibles d’être évités par un doublement de la part modale du fret ferroviaire en France, par une modélisation appuyée sur des données européennes récentes. Ces données recouvrent sept catégories d’externalités (accidentalité, pollution atmosphérique, climat, énergie amont, habitat naturel, bruit et congestion), et il en ressort que les poids lourds sont à l’origine de 3 à 4 fois plus de coûts externes que le fret ferroviaire à volume équivalent transporté en France.
Dans cette étude, sont évalués les effets jusqu’en 2040 d’une progression de la part du ferroviaire, selon différents scénarios de croissance du volume de fret (en envisageant une récession durable, ou au contraire une relance induisant des relocalisations industrielles, …), de progrès technique dans le rail (réduction du bruit par amélioration des systèmes de freinage) ou la route (mobilité à l’hydrogène). La conclusion de ces différents scénarios est que le doublement de la part modale du ferroviaire permettrait d’éviter entre 16 et 30 milliards d’euros d’externalités négatives sur les deux prochaines décennies. Par ailleurs, ces chiffres ne couvrent que les bénéfices directs du fret, et cette évaluation n’inclut pas d’autres effets positifs indirects : ainsi, un contournement de Paris, Lyon et Lille par le fret permettrait sans doute d’améliorer sensiblement les conditions de transport de passager dans ces métropoles (avec probablement un report modal de la route vers le rail). En outre, l’étude souligne que cet investissement dans l’infrastructure ferroviaire présente aussi une valeur « d’option réelle », pour accompagner sans congestion des besoins additionnels de fret qui émergeraient dans la décennie 2030.
Ne pas faire du fret français un maillon faible de l’Europe ferroviaire
A ce stade, le gouvernement n’a envoyé que des signaux symboliques au monde du fret en engageant quelques dizaines de millions d’euros pour assurer une gratuité temporaire des péages d’accès au réseau ferroviaire et en affichant la volonté de relancer l’emblématique train des primeurs Perpignan-Rungis (que l’État aimerait voir prolongé d’Anvers à Barcelone) et de lancer des appels à projets pour d’autres lignes (Bayonne-Cherbourg, Sète-Calais, …). Cet attentisme peut s’expliquer par la complexité et l’imbrication des problèmes multiples du rail – avant et depuis le Covid – et par l’effort déjà engagé en 2018 avec la reprise d’une dette à hauteur de 25 milliards d’euros (puis 10 milliards). L’échec de plusieurs tentatives de relance du fret par le passé, victimes (schématiquement) d’une priorisation du TGV au sein de la SNCF, peut expliquer également les craintes d’un nouvel échec.
Pour éclairer les choix à venir, il convient de retenir le résultat essentiel de l’étude commanditée par l’Alliance 4F : l’effort chiffré à une quinzaine de milliards par serait largement « couvert » par les coûts externes évités, et cela dès le milieu des années 2030 en fait. Par temps de crise où chaque euro public et privé devra être « pesé », un tel effet de levier ne peut être ignoré. Et, surtout, il s’agit d’éviter que la France soit le « maillon faible » dans une Europe qui s’est fixée l’objectif d’une innervation par des corridors transnationaux, pour faire progresser la part du rail en son sein de 18% à 30 % en 2030.