Tribune I Le marché carbone européen à l’épreuve du Covid
La crise économique actuelle a provoqué une baisse des prix du marché carbone européen (ou EU ETS pour European Union Emissions Trading System) et va contribuer à l’augmentation du surplus de quotas. Cela rend d’autant plus nécessaire la réforme du mécanisme pour gérer ce surplus voire la mise en œuvre d’un prix plancher. Mais pour Charlotte Vailles d’I4CE et Nicolas Berghmans de l’Iddri, cette crise doit plus largement nous amener à considérer l’EU ETS non plus comme la « pièce maitresse » de la décarbonation de l’Europe, mais comme un filet de sécurité.
La crise économique actuelle met – à nouveau – en évidence les faiblesses de l’EU ETS face aux chocs externes, qui n’ont été que partiellement résolues par les dernières réformes. Si la crise n’a eu pour l’instant qu’un effet mesuré sur le prix du carbone – hormis un épisode bref de chute des prix mi-mars, elle devrait avoir un impact sur les émissions de 2020 très significatif et créer ainsi un nouveau surplus de quotas, alors que le surplus accumulé depuis 2009 n’est toujours pas résorbé. Ce surplus historique, venu de la crise économique de 2008-2009, de l’augmentation de l’offre avec des crédits internationaux et l’effet non-anticipé d’autres politiques énergie-climat européennes s’élève toujours en 2019 à 1,4 milliards de quotas d’après les récents calculs de la Commission. La mise en œuvre de la réserve de stabilité de marché (MSR pour Market Stability Reserve) l’année dernière a permis de faire remonter le prix carbone autour de 20-25 €/tonne mais ses paramètres actuels ne seront pas adaptés pour réguler le nouveau surplus de quotas dû à la crise économique actuelle. En effet, les analyses de I4CE et Enerdata, de la Chaire Économie du Climat, ou encore de l’ERCST et ICIS montraient déjà avant la crise que la MSR ne suffirait pas à moyen terme à neutraliser l’effet des autres politiques énergie-climat sur l’équilibre offre-demande de l’EU ETS, comme les politiques de développement des énergies renouvelables et les plans de sortie du charbon de certains États membres. L’impact de la crise sur l’EU ETS va donc se matérialiser à moyen-terme, et remettre en cause les résultats plutôt positifs de l’EU ETS en 2019, où la hausse des prix a permis une baisse historique de la production d’électricité à base de charbon.
Pour éviter de revivre une dépréciation chronique des prix carbone et un retour de la production électrique au charbon en Europe, un renforcement des paramètres de la MSR lors de la revue prévue pour 2021 s’impose donc. Une autre solution serait la mise en œuvre d’un prix-plancher, comme il existe dans d’autres ETS, par exemple en Californie, au Québec ou sur l’ETS régional RGGI (pour Regional Greenhouse Gas Initiative). Un tel mécanisme permettrait de contrebalancer la chute du prix des énergies fossiles tout en donnant de de la visibilité pour les investissements des acteurs économiques. Cette mesure a été recommandée récemment par le Haut Conseil pour le Climat français comme mesure de sortie de crise et proposée (à nouveau) par la France aux autres états européens fin avril.
Cette crise devrait plus largement être l’occasion de repenser le rôle de l’EU ETS, d’autant plus que dans le cadre de son Pacte Vert (Green Deal), la Commission européenne évalue en ce moment l’impact d’une augmentation de l’objectif de réduction d’émissions 2030 à 50 ou 55 % par rapport à 1990. Cette augmentation de l’objectif 2030 est nécessaire pour mettre le continent sur la voie de la neutralité climatique à horizon 2050 et requiert une révision des politiques et instruments mobilisés pour l’atteindre, en particulier l’EU ETS. Alors que l’EU ETS a été présenté à sa mise en œuvre comme la pièce maîtresse de la politique climatique européenne, ce peut être l’opportunité pour (re)définir son rôle, en s’inspirant par exemple de l’expérience de la Californie, où le rôle de filet de sécurité de l’ETS est assumé. L’ETS serait ainsi le garant de l’atteinte des objectifs climatiques au cas où les réductions attendues des autres politiques ne seraient finalement pas suffisantes, mais ne serait plus considéré comme le moteur principal de la décarbonation.
Historiquement, l’EU ETS n’a eu que peu d’effet sur les émissions des secteurs couverts. Si on prend par exemple la production d’électricité, la très grande majorité des réductions d’émissions entre 2005 et 2018 ne peut pas être attribuée à l’EU ETS : elle est venue avant tout du déploiement des énergies renouvelables et des politiques qui ont soutenu ce déploiement (Figure ci-dessous mise à jour issue du rapport d’I4CE et Enerdata). Sur la période, l’EU ETS n’a contribué que marginalement aux réductions d’émissions, en favorisant ces deux dernières années la production d’électricité au gaz par rapport à la production d’électricité au charbon. La sortie du charbon est bien entendu nécessaire, mais l’atteinte de la neutralité carbone ne peut se contenter d’un « switch » entre combustibles fossiles. Elle nécessite en particulier des investissements massifs dans des technologies bas-carbone, ce que n’a jamais permis la seule action de l’EU ETS. Les secteurs industriels couverts par l’EU ETS ont de leur côté fait jusqu’à présent peu de progrès vers la décarbonation. Et l’existence de l’EU ETS a pu freiner l’utilisation d’autres leviers, pourtant nécessaires pour accélérer la décarbonation de secteurs où les investissements d’aujourd’hui seront encore là en 2050. Nous avons besoin d’instruments spécifiques pour la décarbonation de l’industrie, comme l’intégration de critères carbone dans les marchés de matériaux ou encore la mise en place de contrats-pour–différence pour les projets bas-carbone innovants. Ces outils doivent être pensés en cohérence avec la révision de l’EU ETS à venir pour mettre en œuvre de véritables stratégies sectorielles de décarbonation, l’une des priorités de la nouvelle stratégie industrielle de l’UE dévoilée en mars 2020.
Ne choisissons pas entre l’EU ETS et d’autres politiques pour décarboner l’électricité et l’industrie européenne. Nous avons besoin des deux. Et nous ne devons plus tomber à nouveau dans l’écueil de tout attendre de l’EU ETS. Cela est d’autant plus important à rappeler à l’heure où la Commission envisage d’étendre le marché carbone au secteur du transport et du logement. Un prix unique du carbone est certes séduisant du point de vue de l’efficacité économique, mais dans la réalité, le risque est grand que ce prix s’aligne au plus petit niveau politiquement acceptable par l’un des secteurs couverts, au détriment de la décarbonation des autres secteurs. L’extension de l’EU ETS, si elle devait vraiment avoir lieu, devrait donc être conditionnée au non-abandon d’autres politiques existantes, voire à la mise en œuvre de nouvelles politiques- nécessaires à la décarbonation des secteurs en question. Sous peine de devenir un frein à leur nécessaire transition vers la neutralité carbone. Pour le secteur des transports en particulier, il est indispensable de préserver et renforcer les instruments qui pour l’heure contribuent vraiment à la décarbonation, au premier rang desquels les normes européennes d’émissions pour les véhicules neufs.