Estimation des dépenses publiques liées aux crises agricoles en France entre 2013 et 2022
La mise à l’agenda de la gestion du risque agricole
De nombreuses crises ont touché l’agriculture ces dernières années : des crises climatiques (sécheresses, inondations et gel essentiellement) et sanitaires (grippe aviaire en particulier) affectant directement la production agricole ; ou des crises plus globales (COVID-19, guerre d’Ukraine), affectant indirectement mais significativement les exploitations agricoles. Le changement climatique, le prolongement de la guerre d’Ukraine, et les tensions géopolitiques en général incitent à penser que les crises et leurs effets vont s’inscrire durablement dans le paysage. Il s’agit de paramètres essentiels à prendre en compte à l’heure de définir et renforcer la souveraineté alimentaire.
Les aides de crise agricoles : des dépenses nécessaires mais satisfaisantes pour personne
Face à ces crises et à la destruction de valeur induite, la puissance publique soutient les exploitations notamment avec des indemnisations. Celles-ci sont nécessaires, en particulier pour certains agriculteurs dont la situation économique est fragile. En aucun cas ce rapport ne remet en question le besoin de soutiens publics aux exploitations lorsque des crises importantes surviennent.
Ces aides ne sont en revanche satisfaisantes pour personne. Lorsqu’elles augmentent, tout le monde est perdant : la puissance publique, qui dépense davantage sans rendre les exploitations moins vulnérables à la prochaine crise, et les agriculteurs, qui préfèreraient vivre du fruit de leur travail et ne pas le voir parfois entièrement perdu. Tout le monde a intérêt à ce que les exploitations soient les moins exposés possible aux aléas.
Il est ainsi utile d’évaluer les montants des pertes, leur évolution, et de se questionner sur la possibilité de les limiter. Focalisée sur la dépense publique, notre étude apporte des éléments d’objectivation et contribue au débat sur l’amélioration du système de gestion du risque agricole en France.
Les dépenses publiques d’indemnisation et de prévention des crises ont fortement augmenté de 2013 à 2022
Nous avons estimé les montants de dépenses publiques liées aux crises agricoles ces dix dernières années (2013-2022) à partir des documents d’exécution budgétaire publics. Cette évaluation comprend à la fois les dépenses d’indemnisation et de gestion de crise, mais également les dépenses de prévention et de surveillance des risques. Les montants estimés sont un minimum, car nous n’avons pas pu prendre en compte les dépenses de personnel, celles des collectivités territoriales et une partie de celles de l’Union européenne. La période étudiée étant 2013-2022, c’est le système pré-réforme de l’assurance récolte qui est décrit ici.
Sur la période observée, les dépenses d’indemnisations et de gestion des crises ont fortement augmenté (Figure 1), atteignant un peu plus de 2,1 milliards d’euros en 2022. Ces dépenses qui proviennent en quasi-totalité du budget du ministère de l’Agriculture ont représenté en 2022 environ 40 % de son budget prévisionnel total, ou bien encore – en comparaison – l’équivalent de 20 % des subventions perçues par la France au titre de la Politique agricole commune (PAC) cette année-là.
Les dépenses de prévention et de surveillance (qui n’apparaissent pas sur la Figure 1) augmentent également mais sont d’un ordre de grandeur inférieur : elles passent de 181 millions d’euros en 2013 à 453 millions d’euros en 2022. La majeure partie de cette hausse se fait à partir de 2018, notamment en conséquence de l’augmentation des subventions à l’assurance récolte et de l’octroi d’aides à l’investissement pour la protection des aléas climatiques.
Une tendance à la hausse qui interroge l’équilibre des ressources publiques et la mise en œuvre de la transition écologique
L’augmentation des indemnisations peut s’expliquer par trois éléments non exclusifs : (i) l’intensité croissante des aléas, (ii) le montant croissant des pertes économiques provoquées par un même aléa, (iii) la part croissante du public dans la couverture des pertes (pouvant être liée notamment à une capacité décroissante des agriculteurs à faire face aux crises seuls). Des recherches supplémentaires seraient nécessaires pour identifier les parts respectives de ces trois éléments.
Dans tous les cas, l’augmentation observée des dépenses publiques ces dix dernières années, et le probable prolongement de cette tendance, est problématique à plusieurs égards. D’abord car elle traduit probablement une plus grande vulnérabilité des agriculteurs face à ces aléas. Ensuite, car elle interroge l’équilibre des ressources publiques. Côté ressources financières : la probable multiplication et intensification des crises pose problème dans un contexte où l’État se retrouve souvent en position d’assureur en dernier ressort. Côté ressources humaines : elles sont de plus en plus mises sous pression, interrogeant la capacité de l’État à gérer les prochaines crises.
Enfin, parce qu’elle questionne le financement de la transition écologique. Dans un contexte budgétaire contraint, l’utilisation des ressources financières pour couvrir les pertes sèches dues aux crises peut se faire au détriment d’autres actions essentielles à la transition écologique. C’est d’autant plus clair pour les ressources humaines : des agents mobilisés pour gérer les crises ne le sont pas pour d’autres missions, notamment celles de la transition. Enfin, l’occurrence et la redondance des crises donne souvent lieu à des dérogations et des reports de mesures environnementales et/ou climatiques.
Préparer des modèles agricoles moins vulnérables, et mieux adaptés au changement climatique
D’abord, il est nécessaire de poursuivre l’amélioration des outils de gestion du risque agricole. Des initiatives sont déjà en cours, notamment avec la réforme de l’assurance récolte. Il serait utile également de consolider la prévention des aléas climatiques, en s’inspirant de la prévention des aléas sanitaires, consolidée de longue date.
Ensuite, un chantier plus global sur la vulnérabilité de notre modèle agricole semble incontournable. Il ne s’agit en effet pas uniquement de mieux gérer les crises quand elles surviennent, mais de rendre les exploitations et le système alimentaire en général plus robuste et résilient face aux aléas. En particulier face à l’aléa climatique, en identifiant plus clairement ce que sera demain un secteur agricole adapté au changement climatique, comment le faire advenir, et comment planifier son financement.
Car cette réflexion générale appelle immanquablement à s’interroger sur les financements actuels du secteur agricole et du système alimentaire. Le secteur agricole bénéficie en effet d’environ 15 milliards d’euros de soutiens publics, dont près de 10 milliards provenant de la Politique agricole commune (PAC). Les financements publics doivent être mieux alignés avec les impératifs de résilience et plus largement de transition du secteur agricole et du système alimentaire.