Investissements climat : la querelle des milliards
« Combien faut-il investir pour réussir la transition énergétique ? » De nombreuses publications récentes ont cherché à répondre à cette question en apparence assez simple. Mais les réponses divergent. S’agit-il d’une querelle de chiffres ? Non, car les différences sont explicables. Surtout, à chaque chiffre correspond une méthode et un débat de politique publique bien précis.
En France, les expertises se multiplient à propos des investissements de la transition énergétique. À la lecture des rapports, il faut certes investir plus pour réduire les émissions du pays, mais les chiffres mis en avant par les experts divergent : 22 milliards d’euros de plus chaque année d’après la dernière évaluation de notre Panorama ; 57 milliards d’euros d’après l’Institut Rousseau ; de 58 à 80 milliards d’après l’institut Rexecode ; 100 milliards dans une évaluation par l’ADEME et le CGDD ; et à peu près autant dans une étude de l’INSEE parue en 2020.
On peut s’inquiéter qu’il y ait de si grandes différences. Car ces chiffres servent aux pouvoirs publics pour répondre à deux questions pressantes. D’une part, quel sera le besoin de dépense publique ? Ils y répondent en attribuant à l’État (et aux collectivités) une partie des investissements supplémentaires. D’autre part, comment préparer toute l’économie à la transition ? Car s’il faut investir davantage, cela implique de produire plus, de consommer moins, ou d’attirer des capitaux étrangers pour financer les investissements. Autant de défis macroéconomiques encore à relever. Anticiper correctement les investissements est donc crucial pour nourrir ces deux débats.
On pourrait penser que ce qui distingue ces chiffres, c’est la préférence de certains experts pour le nucléaire, celle des autres pour les renouvelables, l’ampleur des travaux qu’ils entendent réaliser dans les bâtiments, ou le nombre de véhicules électriques qu’ils jugent nécessaire de déployer. Sauf que toutes ces études se basent, à peu de chose près, sur les mêmes objectifs, ceux de la Stratégie nationale bas-carbone publiée en 2020 par le gouvernement. On peut légitimement débattre de cette stratégie, ce n’est pas cela qui distingue les chiffres cités plus haut. Au passage, on notera qu’il est question ici d’investissements pour réduire les émissions du pays, et que les chiffres portent sur les investissements pour réduire les émissions du pays et n’abordent pas (ou peu) l’adaptation au changement climatique.
Ce grand écart des chiffres ne vient pas non plus du coût des technologies. Certes dans certains secteurs, comme les énergies renouvelables ou les batteries électriques, les technologies évoluent et leurs coûts baissent rapidement. Et l’étude de l’INSEE, plus ancienne que les autres, se base sur des coûts recensés en 2015 ce qui pourrait expliquer que la transition y nécessite plus d’investissements. Ceci souligne le besoin de mettre à jour les estimations très régulièrement. Mais l’essentiel de la différence ne vient pas de là.
Plus d’investissements, mais par rapport à quoi ?
Une première grande différence entre tous ces chiffres, c’est le point d’où on part pour exprimer les besoins d’investissements supplémentaires. Dans notre Panorama, nous partons du niveau connu le plus récent, c’est-à-dire celui de l’année 2021 dans notre dernière édition. Choisir l’année de référence a son importance : rien qu’entre 2019 à 2021, les investissements climat ont progressé de 18 milliards d’euros, réduisant d’autant l’écart vis-à-vis des objectifs nationaux.
Les autres études nous disent combien il faut investir en plus par rapport à une trajectoire de référence. Ou plutôt par rapport à des trajectoires de référence, puisqu’il n’y a pas de consensus. Certains auteurs estiment ce que le pays investirait s’il ne se souciait pas de réduire ses émissions (le « cours des affaires », dans l’étude de l’INSEE). Pour d’autres projettent les tendances et les politiques actuelles (études de Rexecode et de l’Institut Rousseau). D’autres encore prennent en compte l’effet de certaines mesures déjà adoptées mais non encore appliquées (étude ADEME-CGDD). La figure ci-dessous le montre : moins il y a d’investissements dans la trajectoire de référence et plus les besoins sont importants. Le grand écart entre les trajectoires de référence explique pour beaucoup celui entre les besoins d’investissement.
Des investissements climat aux investissements « nets »
Mais il y a une autre explication importante. Les experts sont généralement d’accord pour dire qu’il faut investir plus dans les solutions qui réduisent les émissions, comme la rénovation énergétique, les véhicules électriques, les infrastructures de transport ou les énergies renouvelables. Nous appelons cela les investissements « climat », d’autres les nomment « investissements bruts ». Mais la transition verra aussi des investissements diminuer : moins de véhicules thermiques, des véhicules plus petits donc moins onéreux, voire moins de véhicules tout court s’ils sont remplacés par les transports en commun ou le vélo. Moins d’investissements dans la construction de bâtiments, ou dans les gestes de rénovation peu performants, comme la réfection des toitures et le ravalement des façades sans isolation, au profit de rénovations énergétiques globales. Si bien que les investissements totaux, appelés aussi investissements « nets », ne seront pas forcément plus élevés qu’aujourd’hui.
Et c’est justement à propos de ces investissements « nets » que les estimations divergent. La figure ci-dessus présente notre estimation de l’impact de la transition sur les investissements relativement à 2019, une année pertinente pour neutraliser les bouleversements de la crise sanitaire. On voit que les investissements dans la construction et dans la rénovation peu performante diminue ce qui compte pour beaucoup dans le solde global légèrement négatif. Or, ces secteurs ne sont pas couverts dans les estimations de Rexecode et de l’Institut Rousseau, ni dans l’étude de l’INSEE, ce qui accroit probablement le besoin d’investissement net qu’elles rapportent. Cependant, elles incluent les besoins de secteurs comme l’agriculture ou l’industrie, qui ne font pas partie de notre évaluation. Quant à l’estimation du CGDD et de l’ADEME, elle comprend, en plus des investissements climat directement générés par la transition, des investissements indirects et induits, dont le niveau dépend des choix de financement et du bouclage macroéconomique.
En outre, le choix de l’horizon de temps n’est pas anodin. Les besoins d’investissement exprimés par les experts sont une moyenne annuelle pour une période donnée. Si la période s’étend jusqu’à 2050, les besoins d’investissement sont généralement plus importants que si elle ne porte qu’à l’horizon 2030. C’est notamment le cas dans le parc de véhicules où les motorisations électriques ou GNV ne se généralisent qu’après 2030. Dans d’autres secteurs, la répartition des investissements dans le temps diverge selon les études. Ainsi, dans la rénovation énergétique, l’Institut Rexecode retient l’objectif de rénover toutes les passoires thermiques d’ici 2030, à des niveaux de performance très élevés, générant d’importants investissements là où les autres trajectoires sont plus progressives. D’où l’importance de mieux s’entendre sur la répartition des efforts.
Différentes perspectives pour différents débats
Les différences entre les estimations s’expliquent, d’abord par les choix de trajectoire de référence, puis par le champ retenu pour calculer les investissements « nets », enfin par l’horizon de temps. En fonction du débat public que l’on veut alimenter, il faut utiliser l’un ou l’autre chiffre, tout en connaissant leurs limites.
Pour débattre des financements publics à consacrer aux solutions de transition, il faut partir des niveaux d’investissement climat à atteindre (investissements bruts) et mesurer les besoins vis-à-vis de la situation actuelle. C’est le raisonnement de notre Panorama. Cela permet d’examiner comment, dans chaque secteur, les modèles de financement des ménages et des entreprises peuvent évoluer pour atteindre ce niveau de dépense. Là où les intérêts des ménages et des entreprises ne suffisent pas à générer des investissements, les pouvoirs publics devront proposer des financements (mais aussi des réformes fiscales et des réglementations). Pour piloter les budgets publics, ce besoin de financement est à rapporter aux dépenses engagées aujourd’hui. Bien sûr, les budgets publics ne seront pas impactés que par le besoin de financer plus d’investissements climat, car la transition affectera aussi leurs dépenses de fonctionnement et leurs recettes fiscales. Mais c’est un premier pas pour mieux anticiper et programmer la dépense publique en faveur de la transition.
Et quels chiffres utiliser pour s’intéresser aux effets macroéconomiques, c’est-à-dire pour préparer toute l’économie à la transition ? On peut raisonner « toutes choses égales par ailleurs » : mesurer la hausse des investissements nets, relativement à une trajectoire de référence. Encore faut-il s’entendre sur la référence, et nous avons vu que ce n’était pas simple. Mais à y regarder de plus près, est-ce vraiment la bonne manière de procéder ? Car la transition ne se résume pas à déplacer quelques points de PIB du côté de l’investissement « net ». Plus que le niveau, c’est la composition de l’investissement qui va être profondément affectée. Par exemple, l’enjeu industriel des véhicules électriques n’est pas de produire des véhicules marginalement plus chers que les thermiques, mais de basculer tout le secteur automobile d’une technologie à une autre, avec ses emplois, ses compétences, ses fournisseurs et ses importations. Dans ce cas, comme dans bien d’autres secteurs, ramener la transition à un besoin d’investissements « nets » aboutit à masquer l’ampleur de ces transformations.
Au regard des principales différences, les écarts entre toutes ces estimations sont moins inquiétants qu’ils n’y paraissent. Mais il faut que les décideurs comprennent ces différences pour savoir quels chiffres utiliser, pour quels débats. Quant aux experts, ils ont déjà fait du chemin pour dialoguer et faire converger leurs différences. Espérons que la parution, attendue pour l’été 2023, de la nouvelle stratégie nationale bas-carbone du gouvernement sera l’occasion de remettre à jour, et au clair, nos anticipations des besoins d’investissements climat.